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Dans une
pièce aveugle du bâtiment de moellons jouxtant le dispensaire, Dulong prélevait
de fines lamelles de chair en bordure de la plaie. On sentait, au-dehors, le
vent frapper les murs comme un forcené, et Marcousi se sentait mal à l’aise en
observant ce calme austère des manipulations. Comment fait-il ? Il est
aussi froid qu’il fait chaud. Et
pourtant, c’est un homme comme moi, qui a besoin d’air pour respirer et de
lumière pour voir. Le spécialiste reposa ses outils dans le ravier douteux.
Cela fit un cliquetis, et l’adjoint sursauta.
— Et voilà le travail, fit Dulong désignant trois
rondelles filandreuses couchées sur des compresses. À mon niveau, c’est tout ce
que je peux faire. On va leur envoyer. Je vais faire un petit rapport. »
Et il s’installa à une table pour remplir ses papiers tandis que Marcousi resté
debout louchait sur la tête.
Dulong
n’était pas sentimental avec les cadavres qu’il était de son devoir d’examiner à son niveau, comme il disait,
modeste. Ce n’était pas lui qui se fût affolé des hanches subtilement désaxées
d’une adolescente suicidaire à l’intacte beauté ; il y voyait une machine
en panne, qu’il savait être irréparable mais dont il lui faudrait contrôler les
niveaux, vérifier les fonctions, l’état général et les particularités
descriptibles. Un état des lieux. Pour ce qui était des considérations
personnelles, il passait la main.
— C’est tout de même bizarre… » fit l’adjoint en
arrêt, fasciné par le gris terne et froid d’un œil qui ne le jugeait pas, pas
plus qu’une pierre en jauge une autre.
« Bizarre ? Bizarre ?
Ne croyez pas cela, Monsieur Marcousi. Il faut éviter ce genre de chemin de
traverse, à mon avis, parce qu’on ne sait pas du tout où ils vous mènent.
Prenez les choses frontalement, c’est plus sûr. Ainsi, ce n’est pas bizarre : c’est rare : rare. Il faut savoir se
protéger de sa tête. Autrefois, j’avais un collègue… »
Marcousi
se détourna de la masse menaçante. « Vous avez raison, Dulong, mais je
vous prie de m’excuser, il faut que j’y aille. »
La
réputation de Dulong n’était pas surfaite. Habituellement silencieux, mais
paradoxal, il pouvait à la moindre faiblesse se laisser aller à vous balader
interminablement dans ses souvenirs pour peu qu’on n’osât pas l’interrompre, ce
qui arrivait quand on ne lui savait pas cette tendance à vous badigeonner de
mémoire comme d’autres d’antiseptique. Ils quittèrent la salle, une fois rangés
les échantillons dans une petite boîte métallique à crochets, après qu’il eût
avec des gestes d’obstétricien enveloppé la tête dans un molleton d’aluminium
froissé. Comme on lange un enfant, pensa
l’adjoint en le regardant faire, retenant son souffle, trois pas en arrière.
Sur le
seuil, Dulong lui tend la glacière. Son poids le surprit. La chaleur les
assaille et un vent plein de fureur les frappa, à croire qu’il cherchait à
régler ses comptes, à provoquer une bagarre de rue ; et c’était une
impression difficile à repousser tellement il vous tapait par à-coups dans le
dos, en traître. C’était cette impression de rancœur personnelle qui mettait
les nerfs en pelote et déclenchait tant de conflits après seulement trois jours
de ce régime. On a vu des couples unis se défaire après deux semaines de ce
vent-là, et nul n’a pris la chose à la légère : on connaissait ses effets,
et à quel point il pouvait rendre fou. On se souvenait du type qui avait lancé
sa voiture dans la foule d’un marché pour se débarrasser d’un monstre que les
vitres baissées ne suffisaient pas à écarter de lui. Ils chancellent, Dulong
petit et malingre dans sa blouse bien nette, Marcousi sa veste froissée à la
main et la glacière de l’autre, et se saluent de quelques mots, en
professionnels accoutumés à se rencontrer pour le travail, pas par plaisir.
Quelque part, quelqu’un criait, et le cri à peine poussé se faisait mettre en
pièces par une bourrasque, aussitôt remplacé par un autre, identique. Deux
religieuses encornettées d’ivoire parurent, leur habit malmené les transformant
en marbres du Bernin, qui tournèrent à un angle, gravirent un escalier,
s’élèvent dans les airs. Marcousi s’ébroua, reprenant ses esprits, mais des
relents pharmaceutiques persistent dans ses poumons, même après qu’il eût
inspiré et expiré à fond plusieurs fois.
— On ne peut pas confier ça à un transporteur ordinaire
et je n’ai personne sous la main. Il va donc falloir que vous fassiez la route,
Marcousi. Prenez la Fiat, elle avance mieux. Si vous voulez, notez, seulement
si vous pouvez, mais cela nous arrangerait. Vous en avez en gros pour quatre
heures à l’aller et quatre heures au retour. Il est seize heures trente, vous passeriez
la nuit là-bas. Qu’est-ce que vous en dites ? Vous aurez votre soirée et
vous seriez de retour demain en fin de matinée. Je connais un petit hôtel très
bien ; l’hôtel Saïd, je vais vous noter l’adresse ; vous leur direz
que vous venez de ma part. N’oubliez pas de garder vos notes de frais. Vous
croyez que c’est possible, avec votre femme ? Posez-lui la question, on va
bien voir », dit l’inspecteur. Il poussa le téléphone vers l’adjoint et
s’en roula une. On entendait le ronron du climatiseur, le zonzon d’une mouche,
quelques coups de klaxon et la voix sans apprêt de l’adjoint, qui raccrocha. —
Ça va, c’est réglé, pas de problème. » « Alors, c’est parfait. Et
merci. Je sais que ça n’entre pas dans vos attributions, mais je suis coincé,
là, parce que le froid, ici… »
Rituels
Âgé de vingt-huit ans, François Marcousi
était grand, un peu voûté, mais solide, avec de gros os, une moustache et un
air emprunté qui lui venait de ce qu’il n’était pas de là. On l’avait
muté d’office après sa formation, c’était dans le contrat. Toute simple
secrétaire qu’elle fût, Leila en savait infiniment plus sur les tenants et les
aboutissants. Elle connaissait les familles, les liens, les désirs et les
vices. Elle y avait été plongée au berceau et cela faisait une différence qu’il
désespérait de combler. Leila avait toujours une longueur d’avance et le
moindre de ses potins se supportait d’un savoir intuitif qu’il ne possédait
pas. Aussi avait-il pris l’habitude de la consulter, ce qui les avait
rapprochés. C’était également par Leila qu’il avait fait la connaissance de
Sara, peu de temps après son installation. La jeune femme l’a séduit par son
maintien, par ses yeux, par cette retenue qu’il avait fallu entamer durant des
semaines de cour assidue… jusqu’à ce qu’un soir elle se donnât à lui avec une
ardeur qui l’a conduit à s’interroger sur ses propres limites et ses capacités.
— Il faut aller voir vers chez
Tony, a dit Leila.
De ce Tony, leurs fiches parlent peu. Il
fréquentait du monde, enfin du demi-monde, du monde des bas-fonds. Il y avait
du louche, mais rien de très avéré. C’était un personnage ambigu qui se livrait
à toutes sortes de trafics via des bars. Des magouilleurs en tous genres, ce
n’est jamais cela qui manque dans les ports. Il a cependant noté l’information
dans un recoin de sa tête, vu que là où ils en étaient… même un petit Tony n’est pas à négliger. Il soupira, regardant par
la fenêtre. Le vent ayant cessé durant la nuit, on avait l’impression de tout
voir dans de la fumée, ou comme au travers d’un sac en plastique. Ce qu’il y
avait de bien, par contre, c’est la température, qui était un peu descendue. Comme on est bien aujourd’hui… se
dit-il.
Marcousi s’essayait à la Visualisation Positive selon la méthode
prônée et décrite dans l’ouvrage détaillé d’une certaine Ellena Blockpen, qu’il
avait trouvé à la bibliothèque du Centre Culturel deux jours après avoir appris
de Sara qu’elle était enceinte. Il a noté la coïncidence en se disant qu’il
était con. L’orangé de la couverture avait attiré son attention. Il l’avait
emprunté à l’intention de sa femme, alors un peu soucieuse, mais c’est lui qui l’a lu, renouvelant l’emprunt jusqu’à
lasser l’employée qui lui a dit de conserver le livre le temps qu’il faudrait…
— Parce qu’enfin, si c’est pour
refaire la même fiche tous les quinze jours, cela n’en vaut pas la peine,
n’est-ce pas ? » Et si par hasard quelqu’un réclamait précisément ce
livre, elle le lui ferait savoir, ok ?
Elle avait son nom, l’adresse, le téléphone… il n’y a pas de problème, rien
que des solutions.
— D’accord, avait dit Marcousi.
Et merci. » « De rien de rien ! a répondu la dame en agitant
gaiement ses lourdes boucles d’oreille (il estimerait qu’elles n’étaient
peut-être pas tout simplement dorées ((comme on se disait considérant le
volume)), mais peut-être bel et bien d’or, en considérant le poids). Pourquoi
se mettre martel en tête ? » « En effet, a-t-il dit, en effet,
pourquoi ? »
Mais
pourquoi pas… a-t-il pensé après coup. À
quoi bon édicter des règles, si c’est pour ne pas les respecter ? Et
cette question des règles l’a travaillé. Sans
règles, que serait-on ? Lui en tout cas entendait les faire respecter,
par principe, même sur la base de son maigre salaire. Mais ça allait, ça allait
encore… La vie n’était pas très chère, ils ne partaient pas en vacances, et
Sara était économe. Presque trop, par exemple… il eut aimé parfois qu’elle
s’achetât un peu des trucs de fille… Quelque sous-vêtement affriolant ?
Mais rien à faire : Sara usait ses vieilles affaires jusqu’à la trame. Ce
qui n’était pas sans l’exciter aussi, d’une certaine manière, en lui donnant
l’illusion de posséder une pauvresse soulevée dans les bas-fonds. Il aimait
entrapercevoir la rousseur de son sexe à travers l’élimé. Il trouvait un peu bizarre
ce goût chez lui, d’ailleurs, et se demandait avec une certaine inquiétude s’il
ne lui faudrait pas cet artifice pour parvenir à ses fins, si des effets
tout neufs n’eussent pas risqué de l’inhiber un peu. Ceci à titre d’hypothèse,
vu qu’elle n’achetait rien et qu’il était fidèle, puceau auparavant. Il l’avait
rencontrée gênée (pauvre), et l’avait connue
telle, avec ses pauvres vêtements, et ce qu’elle portait et la façon dont elle
le portait et l’ôtait restaient liés pour lui à leurs premiers ébats. Il s’en
voulait un peu de ses petites manies, mais n’osait pas les remettre en
cause ; d’une part parce qu’il craignait un fiasco redouté de tous les
hommes au monde, de l’autre parce qu’il trouvait son plaisir comme ça, sans
toucher à rien. Aussi n’a-t-il pas insisté pour ce qui était de la dentelle.
Il
faudrait parvenir à fumer moins… se disait l’inspecteur en considérant le
développement des volutes de l’énième. Mais comment faire ? La cigarette
matinale faisait partie de sa routine, comme le café qui lui donnait
l’impression de survivre à la nuit en relançant la vieille machine. Et les
autres s’ensuivaient tout aussi machinalement que des gouttes dans un tuyau. En
se refusant au sacrifice de sa santé, il n’était bon à rien, l’esprit vague,
affrontant le temps sans armes et sans bagages. Il avait essayé les bonbons
jusqu’à l’overdose, prenant au passage un kilo à cause du sucre ; puis le
chewing-gum jusqu’à la crampe maxillaire, ce qui lui donnait faim, faisant son
estomac sécréter des acides qui lui occasionnèrent des aigreurs que la
nourriture seule apaisait, ce qui lui avait rajouté trois kilos. Il s’en était
tenu là un moment. Ensuite, encouragé par sa femme et ne se tenant pas pour
battu, il les avait comptées du matin au soir afin de réduire méthodiquement
leur nombre, mais là encore, il n’avait pas tenu, son esprit ne pouvant tout à
la fois compter et réfléchir, cogiter et additionner tout en s’imaginant soustraire.
Il fallait que certaines choses demeurassent machinales, si l’on voulait des
résultats. Certaines natures sont ainsi
faites qu’elles adorent tourner en rond, se dit-il, et c’est mon cas. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je fasse ce que je
fais : faire en sorte que tout tourne rond, boucler les boucles, refermer
des portes… Certaines créatures sont ainsi faites qu’elles ne peuvent que
tourner en rond. Ces fourmis du Brésil, par exemple… incapables de grimper sur
aucun obstacle, de s’élever si peu que ce soit, sauf une fois, la seule, lorsque les spores microscopiques d’une
certaine plante leur tombent dessus du haut des arbres et, les pénétrant au
défaut de la cuirasse, envahissent leur tête, et modifient leur système
ganglionnaire. Alors, cette fois-là, l’unique, ces fourmis entreprennent
l’ascension des plus grands arbres de la forêt, s’élèvent à cinquante ou soixante
mètres du sol et, ne pouvant aller plus haut, les spores parvenues à maturité
leur ayant fait sauter la tête, meurent ; et c’est de leurs têtes fendues
que surgit cette petite fleur écarlate qui laissera choir les spores !
Quelle image ! Des plantes modifiant le système nerveux des insectes pour
se reproduire… On n’a jamais rien inventé. Comment croire qu’on puisse échapper
à sa Némésis ? Bon, d’accord, quelqu’un a fait une bêtise : les têtes
ne se décollent pas toutes seules. Mais quand même, quel drôle de rêve j’ai
fait…
Se secouant pour se débarrasser de ces
interférences érotisantes, l’adjoint remit sa housse à sa machine et quitta
l’immeuble. Ce n’était pas en remplissant consciencieusement un formulaire de
plus qu’il allait faire avancer les choses. Il passa sa veste, descendit, remonta
dans une occasion fatiguée qui ne démarrait pas toujours du premier coup, on a
les moyens qu’on peut, qu’on a, et c’est en arrivant au carrefour des docks
qu’il le repéra avec son seau, ses cannettes, ses limonades. Il se gara, sortit
en vitesse et fut sur lui avant d’être remis. Les autres gamins, vexés de ne
pas l’avoir reconnu à temps, s’écartèrent en lui laissant le champ libre. Il
lui fallut manœuvrer un peu, préparer le terrain avec une certaine mauvaise
conscience… il faut ce qu’il faut.
— Oui oui, je sais que tu as
tout raconté, ça ne fait rien, redis-le moi, et donne-moi un Fanta ; la
monnaie c’est pour toi. Alors, tu cherches des œufs, et puis tu vois un truc et
tu t’approches. Et là ? »
— … »
« Hein ? tu as vu
quoi ? »
« J’ai vu l’oreille. »
« Tu as vu l’oreille… et ? »
« Rien M’sieur. »
« Et tu as fait quoi ? »
« Rien M’sieur, je suis rentré chez
moi. La vérité dans ma bouche. »
« Et ta mère elle a dit quoi ? »
« Rien M’sieur, je le jure. »
« D’accord, mais avant, tu as fait quoi ? »
« Rien M’sieur, rien du tout. »
« Et tu n’as pas eu peur, avec les
histoires… ? »
« Un peu mais pas beaucoup, parce ça
c’est pas les histoires. »
« Bien. Et comment elle était ? »
« Elle regardait sur moi. C’est pour
ça que je l’ai touchée. »
« Tu l’as touchée ; avec un
bâton ? »
« Non M’sieur, avec la main. C’est
froid. On fait comme ça j’ai vu le film. »
« Quel film ? »
« Un film de guerre, avec les morts. »
« … »
« Elle regardait, alors je suis couru
chez moi. »
« Alors c’est toi qui as fermé
l’œil ? »
« Oui M’sieur. C’est pour ça. C’est
pas bon. »
« Pourquoi ça ? »
« Les morts ils dorment, mais s’ils
regardent encore, alors c’est comme s’ils sont pas morts, c’est pas bon. »
« A-ah. »
Et
dire que j’ai claqué un billet pour ça… se disait Marcousi de fort mauvaise
humeur. Il grilla un feu et faillit emboutir un poteau en faisant une marche
arrière près de chez eux, mais il était content aussi parce que dans ce quartier
il n’est pas si facile de trouver de la place, jouissant de sa bonne humeur à
l’aide de la mauvaise, et de la mauvaise au moyen de la bonne.
— Un tas d’idioties, pas un seul
renseignement fiable, et rien du labo, bien sûr… » À moitié allongée sur
un large coussin, le dos au mur et un verre de lait à la main, Sara le
regardait. Elle respirait à grandes goulées du fait de sa position, et son gros
ventre saillait en avant ; elle semblait toute petite et comme cachée
derrière un édredon. On eût dit une ado à secrets, et il s’en trouva
secrètement émoustillé.
— Mais ce n’est pas ta faute. »
« Je vais le leur retrouver moi, leur
corps. »
« Ne t’emballe pas. »
« Toute cette histoire m’énerve. »
Sara avait préparé une tourte épinard et
poisson, de la salade, et prévu un sorbet. Ce n’était pas tous les jours qu’ils
mangeaient aussi bien. Envie de femme enceinte ? Pour lui signifier par un
petit plat sa tendresse ? le dédommager du peu de sexe qu’ils
s’octroyaient ? Peut-être tout simplement pour contrebalancer les effets
légèrement déprimants de la fin du jour, ici, tant le soir tombe d’un coup très
vite, là-bas ; ce à quoi on résiste comme on peut : en buvant, en
mangeant, en regardant les nouvelles, en voyant des amis pour boire avec eux,
discuter des nouvelles, manger.
« Délicieux ! dit-il en se
levant pour débarrasser. Simplement délicieux. Ça te dirait de sortir un
moment ? » « Vas-y toi, moi je ne me sens pas de bouger. Trop
paresseuse. Mais vas-y, sinon tu vas remâcher et tu seras de mauvaise humeur
demain. Va prendre l’air et rapporte-moi le journal. » « Oui ?
tu es sûre ? » Il fit la vaisselle en vitesse, embrassa sa femme et
ressortit. Il se sentait coupable, mais pas trop, et l’agitation de la rue lui
ôta de son poids. Dans ce quartier, les commerces ferment tard, il y a toujours
du monde, les habitants fuient les intérieurs étouffants. Ne sachant que faire
il entra dans une boutique et acheta le journal. Il pensa le lui monter,
redescendre, mais la perspective des escaliers le découragea et il comprit sa
défection au regard de la sienne : il n’attendait pas d’enfant, lui, mais
renâclait pourtant devant les quatre étages. Traversant la rue à l’angle, il
prit par la ruelle des Chapeaux, tissus, tailleurs, costumes, au bout de
laquelle se trouvait son café préféré et dont il appréciait le serveur, un
homme jeune, silencieux, attentif et prévenant envers la clientèle. Évaluant le
bruit, la salle, il se juche au bar sous le ventilateur, sur un tabouret haut.
Le journal débordant de la poche de sa veste bat de l’aile comme un pigeon à
l’agonie.
— Bonsoir Monsieur. »
— Bonsoir Amin, comment ça
va ? »
« Ça va Monsieur je vous remercie. »
« Beaucoup de travail ? »
« Comme d’habitude Monsieur, ni trop
ni trop peu. »
« Et la famille, ça va ? »
« Très bien Monsieur, je vous
remercie. »
Après quelques échanges de ce genre,
l’Amin se volatilisa pour des raisons de service, laissant Marcousi savourer
les allées et venues, le spectacle du monde. Un vieil autobus se frayait à
grand-peine un chemin entre tables et badauds. Il arrivait que le chauffeur dût
descendre pour repousser des chaises, engueuler un boutiquier qui en prenait
trop à son aise, et même ! qu’il le menaçât de la police. C’était un homme
trapu, sanguin, en bras de chemise, la cravate de travers, rien ne lui
résistait longtemps, il serait passé sur les tables s’il avait fallu ; on
se garait donc, avec dignité, en traînant les pieds, mais l’on se rangeait, et
le bus repartit en se dandinant comme un gros ours carrossé, dans un nuage de
gaz puants.
Marcousi avala son café et en réclama un
autre : « Dites-moi, Amin, vous connaissez un certain… Tony ? Cela vous dit quelque chose :
Tony ? »
« Tony, Monsieur ? »
Sara reposait dans le fauteuil de toile.
Les yeux fermés, la bouche entrouverte, elle respirait profondément. Marcousi
éteignit le plafonnier, ému, amoureux, Sara se réveilla ; « Ah, c’est
toi. Quelle heure est-il ? » « À peine onze heures, mais je suis
vanné. Tu veux te coucher ? » « Je crois qu’il vaut mieux oui. »
Il eut de la peine à s’endormir. Sara
s’était assoupie à peine allongée et sa respiration issue d’une montagne de
drap blanc tout à la fois l’apaisait et le mettait à la torture. Elle était
auprès de lui sans lui, voyez-vous, comme s’il n’était pas là : fantôme. Il
se voyait tout à la fois abandonné et en compagnie, avec et sans. Le sommeil
sépare ceux qui dorment ensemble et pas en même temps ; c’est une
expérience banale, mais sensible, et lui se trouvait livré à ses pensées sans
recours, sans pouvoir appeler à l’aide, sinon en cas de force majeure :
cauchemar, malaise, intrusion, incendie… Pour le reste, il faut faire avec en
prenant soin de ne pas réveiller l’autre. C’est
quand même quelque chose, de vivre avec quelqu’un ! Et un enfant ! c’est toute une
histoire… Ce n’est pas une mince affaire en effet, que d’être celui qui
attend auprès de celle qui l’attend. C’est un peu comme de patienter en vue
d’une spoliation qu’on ne pourrait interdire, non seulement sans pouvoir
l’empêcher mais en se racontant en toute bonne foi qu’on trouve l’expropriation
désirable. C’est assez incroyable finalement, toutes les contorsions auxquelles
il faut se livrer bien avant l’accouchement.
Il plongea à son tour dans un sommeil
troublé, se réveilla à quatre heures, patienta, se démena silencieusement. À
cinq heures, il se rendormit, entrevit un Tony bedonnant, couteau entre les
dents et portant perruque d’un siècle passé, se retourna sur le ventre,
allongea la main vers… sombra derechef dans les bras de Morphée. À six heures,
une érection sans objet le tirait du sommeil. Il se rendormit sans penser à
mal. À sept heures, il est debout et se fait un café dans la petite cuisine où
ils avaient réussi à caser cette table ronde en métal qui leur plaisait bien,
avec ces trois chaises qu’on pouvait plier, qui prenaient peu de place, ce qui
dégageait la pièce à vivre. Cela faisait un peu "camping", mais ainsi
ils n’auraient pas à déménager tout de suite. Le temps venu, ils s’installeraient
au living et leur chambre deviendrait la sienne… La sienne. Seigneur !
Les commerçants commençaient de s’agiter
en bas. Il vit par la fenêtre les ménagères s’ébranler, les cafetiers sortir
leur matériel avec mauvaise humeur, bruyamment, le jour s’accroître, l’espace
s’incurver et les toits resplendir. La rumeur grandit, une moto passa, plein
pot ; il se demanda comment c’était possible dans ces ruelles sinueuses. S’il ne tue pas un mioche avant, cet abruti
laissera sa vie à l’angle d’une camionnette, prophétisa-t-il en hochant
gravement la tête. Il se versa une pleine tasse de café au lait, s’assit et
parcourut le journal en tentant de décrypter les intentions du gouvernement
concernant le dernier et soi-disant ultime plan de réaménagement du
« front de mer », qui projetait une extension du port marchand, sans
parvenir à saisir s’il s’agissait de le couler ou d’agrandir ses capacités. Le
journaliste signant l’article était connu pour être à la solde du pouvoir,
partie prenante de l’opposition et sur le point de fonder son propre mouvement,
nationaliste et révolutionnaire. Il en résultait un style alambiqué où la
servilité tutoyait la critique, la caresse le coup de dents : deux tiers
de page opaques agrémentés d’une photo noir et blanc granuleuse représentant
les friches, avec au loin, au départ d’une dune, le fin ruban du périmètre de
sécurité circonscrivant l’endroit où on l’avait trouvée. Il s’y creva les yeux,
s’efforçant de déchiffrer l’énigme, alla jusqu’à se demander s’il existait un
lien entre la photo et lui-même, si on lui faisait signe… La caresse sournoise
d’une vaste conspiration universelle lui effleurant le front, il la chassa à
grands coups de fouet du temple. Il fallait garder la tête froide, ce n’est pas le moment de se mettre à
déconner. Il réexamina l’image avec plus d’attention, le ruban détaché
flottant au-dessus des buissons, et se dit que les curieux devaient avoir tout
piétiné, que cela ne servirait à rien d’envoyer quelqu’un le retendre, que le
coin devait avoir été labouré en force par les cinglés.
Il repoussa le journal, revint à son café,
qu’il trouva un peu tiède, en rajouta du chaud, et du lait, ce qui le rendit
tiède. Une bourrasque fit cogner les volets. Le vent s’était levé, l’azur était
d’azur, tendu et satiné entre velours et soie. Le soleil entra, collant un triangle
palpitant contre le mur en en faisant ressortir la propreté relative. Repeindre
la cuisine, plafond compris ? Peut-être ce dimanche. Il fallait se
souvenir de prendre du blanc, histoire d’avoir le nécessaire, et un
rouleau ; et un pinceau à long manche pour les angles. Un camion corna, un
bateau mugit, il leva le nez de sa tasse : que faisait-il là encore à
cette heure-ci ? Sara dormait. Il l’embrassa sur la joue, descendit
l’escalier au trot, sauta dans sa voiture. Il avait eu de la chance de trouver
cette place, il n’en revenait pas. Louvoyant entre les obstacles, il faillit se
faire aborder par un taxi pressé, fit un geste lui souhaitant plein de choses
désagréables, aborda le parking en crissant, stoppa près du palmier, ôta la clé
trop tôt (le moteur saisi de hoquet), gravit les marches quatre à quatre et
entra dans la salle de réunion en retenant son souffle.
10
— Alors, où en êtes-vous Messieurs ? »
— À dire vrai pas très loin,
Monsieur… Les empreintes ont été effacées et les résultats du labo sont de peu
d’intérêt. Et sinon… »
— On aurait pu m’avertir de ce qu’ils
étaient arrivés, grinça Marcousi. Au moins ça… » « Ils sont de ce
matin, expliqua l’inspecteur. Et sinon… on a transmis des photos aux personnes
susceptibles de nous aider, à certaines administrations ; pas de réactions
pour le moment. Et on n’a signalé aucune disparition. Aucune conjonction avec
un rituel connu. Les sectes recensées ne se livrent pas au sacrifice humain et
les dates de leurs cérémonies ne correspondent pas. On a consulté le professeur
Bashir à ce sujet, vous savez. C’est un érudit, un expert : anthropologie,
cultes et religions, tout ça, il en connaît un rayon, il a écrit un bouquin
très documenté sur la question et il jure ses grands dieux que personne ici n’a
jamais tué quelqu’un pour de telles raisons. Des hécatombes de poulets, ça oui,
des exterminations massives de chèvres, d’agneaux, moutons, chats, chiens, tout
ce qu’on veut qui saigne, mais des hommes, niet. Et il est convaincant ;
donc, à moins d’une toute récente église d’hallucinés homicides, on n’a rien de
probant. Et du côté de la pègre, rien d’excitant non plus ; nos indics
n’indiquent rien : ces messieurs vaquent à leurs affaires et se retrouvent
pour prendre un verre au Cabaret, cette boîte de la rue Colbert, vous savez. Le
trafic habituel, pas de tension particulière. D’ailleurs ils sont plutôt
discrets nos truands, la tête de mort n’est pas leur truc ; pourquoi se
lanceraient-ils dans le grand guignol ? » « Un suicide à la
guillotine, peut-être… » glissa Marcousi en grimaçant. L’inspecteur ignora
l’adjoint avec sagesse, tout en se demandant pourquoi il épargnait ce
polichinelle. « Reste la crise d’énervement… » « Dites plutôt
l’accès de folie… », rectifia le directeur en examinant son coupe-papier.
« Nous connaissons treize sujets violents, meurtriers potentiels,
irascibles. Chacun possède un casier allant du trouble aux coups et blessures…
Des déclassés, des solitaires. Certains se connaissent, s’étant côtoyés en
prison ou rencontrés à l’extérieur, d’autres ne reconnaissent rien et s’en
trouvent fort bien. Petits boulots minables servant de couverture, chantage,
extorsion, agressions, substances illicites, braquages occasionnels, tous trop
asociaux pour s’organiser durablement. Impatients, soupe au lait, ils survivent
au coup par coup, claquent très vite leurs rentrées, d’initiatives malheureuses
en réactions inconsidérées… C’est ainsi qu’ils sont tombés, c’est ainsi qu’ils
retomberont. Des gens à surveiller. On s’y emploie dans la mesure de nos
moyens. Au jour dit, présumé, trois étaient en déplacement à l’extérieur, on a
pu vérifier, un en bateau très loin, deux immobilisés à l’hosto, trois en
maison d’arrêt, et les quatre restants disposent d’alibis solides confirmés par
des témoins fiables. Avec la marge de doute nécessaire, en considérant l’achat
possible des garants, je ne pense pas qu’il s’agisse de l’un d’eux : ils
sont trop émotifs. Nous avons affaire à un bloc de glace : il n’y a pas
d’empreintes du tout, ce qui nécessite une grosse dose de sang-froid
dans l’organisme. La tête a été coupée au moyen d’un machin méchant, pas un
coupe-coupe de jardinage, un scalpel géant… » « Le glaive est mal
placé dans les mains d’un furieux », commenta l’adjoint. « Oui… Bref, un
type déterminé qui commet une chose horrible et l’expose ensuite en éliminant
tous les détails risquant de le trahir. Il a laissé la tête saigner à blanc
avant de la transporter là où il savait qu’on ne manquerait pas de la
découvrir, et avant les bêtes. Quelques heures de plus, tout aurait été
différent. D’où, le gamin, ce gamin… Ce type savait très bien ce qu’il
faisait : il a lavé la plaie pour que le vent n’emporte pas l’odeur. Je ne
crois pas que ce soit l’un d’eux, ils ne font pas le poids. »
« C’en est presque à croire que vous
les aimez, à vous entendre… » dit le directeur. « Oh, ils font
surtout pitié, Monsieur. » « Et la pitié est un sentiment dangereux
dans notre profession. » « Ne vous inquiétez pas, cela m’aide à les
comprendre : s’ils font un pet de travers on leur tombe dessus. »
« Bien, bien… » fit le directeur saisi d’un léger tressaillement à la
joue gauche. Il poursuivit son tour de table et termina par l’adjoint :
« Et vous, Marcousi ? » « Un tout petit tuyau, Monsieur, et
presque une intuition… : Élias Brommel, dit Tony ; jamais condamné, toujours soupçonné, j’ai regardé les
fiches. Pas de casier, mais certainement en cheville avec les uns et les
autres. Gérant de bar certifié et tenancier de bordels en sous-main… cela reste
difficile à établir. Presque invisible, paye des impôts, train de vie modeste,
un appartement, pas de voiture, pas marié. Je vais m’occuper de lui un petit
moment, histoire de voir où ça nous mène. » « Bon, vous me tenez au
courant. Il faudrait avancer tout de même un petit peu plus vite. On fait un
peu figure d’idiots sur cette affaire, c’est regrettable. On est devenu des
grands : les parents s’inquiètent de notre puberté. » « Ce que
je ne saisis pas, dit l’inspecteur comme pour lui-même, c’est la dimension didactique,
la mise en scène. C’est probablement un mégalomane. On dirait une leçon. Il se
prend pour un professeur, il nous nargue. » « Oui, et on reste en
plan avec les déclarations du gosse, l’histoire des yeux, les œufs, tout ça,
dit Marcousi. Parce qu’après tout on ne sait même pas si c’est vrai, cette
histoire de l’œil qu’il aurait refermé. » « On dit ici que les
enfants n’arrêtent pas de mentir… remarqua Traoré en souriant de toutes ses
dents, et que c’est pour cette raison qu’ils disent plus la vérité que les
adultes. » « Ah… intéressant… » fit l’adjoint intéressé.
« En tout cas, c’est un bon point que vous en soyez arrivé là,
Marcousi », nota l’inspecteur. Avec moi il n’a rien dit. Une erreur de ma
part, bien sûr, d’être aller le voir chez sa mère. » « Oh, même sans
sa mère, vous savez… » dit Marcousi. « Alors, peut-être faudrait-il
creuser un peu la mère... auprès de la mère, dit le directeur. Comment
est-elle, cette mère ? » « Une matrone potentielle comme on en
voit tant, répondit l’inspecteur. Âgée de trente-deux ans, un fils de douze ans
et deux filles plus âgées d’un autre lit. Sûre de son fait, pas bien disposée,
pas du tout à lâcher quoi que ce soit d’inconsidéré ; le genre porte de
prison. » « Les pères ? » « Inconnus au bataillon,
mais elle se débrouille très bien sans : elle fait les marchés, elle y
vend le poisson pêché par ses frères. Elle est connue dans sa partie, le poisson
est frais, on trouve toujours du monde à son stand, ma femme lui en
achète. » « Des parents ? » « Les parents sont
décédés. Elle ne roule pas sur l’or, mais elle est ambitieuse. Et fière ;
elle dit qu’on ne force pas les pierres à rouler. » « Et cela sous-entendrait
quelque chose, selon vous ? » « Pas nécessairement, Monsieur,
c’était un réflexe, un avertissement, en me voyant débarquer ; c’est un
proverbe d’ici, je le connaissais d’avant. »
Le directeur ferma les yeux, ôta ses
lunettes, se massa la racine du nez, remit ses lunettes, regarda pensivement le
ciel à présent laiteux et reporta son regard sur ses collaborateurs. Il a l’air encore plus triste que
d’habitude. D’habitude, il a seulement l’air désolé, se dit Marcousi
fasciné par la chemise du directeur. Dans ce demi-jour de la salle de réunion,
on eût dit un grand insecte blanc s’agitant lentement sur une chaise noire.
« Il est grand temps que je me retire, annonça le directeur. Je suis resté
longtemps ici. »
L’aveu, surprenant à plus d’un titre, les
saisit tous. Il y eut des bruits de chaise, de pieds, des raclements de gorge,
on se mettait à cogiter. Le directeur n’étant pas connu pour faire des
confidences, il fallait que cette déclaration eût longuement mûri avant de
franchir ses lèvres. « C’est une mauvaise nouvelle, Monsieur, remarqua
l’inspecteur. Et peut-être une mauvaise idée, si je puis me permettre… Le
travail vous manquerait. » « Le travail me fatigue à présent, je n’ai
plus l’allant d’avant, je vieillis, c’est tout bête. »
Marcousi se tint coi. Il n’avait rien à
dire. Le directeur avait toujours été correct avec lui, même s’il ne l’avait
pas favorisé dans ses appétits légitimes… Un peu froid comme avec tout le
monde, mais correct. De là à se lancer dans les regrets d’usage… Il laisserait
l’inspecteur se débrouiller des méandres de la convention.
« Toutefois, nota le directeur,
j’aimerais qu’on en finisse avec cette affaire avant de faire ma
demande. »
« Pur orgueil, je sais »,
ajouta-t-il avec un petit sourire.
La réunion était levée.
Déontologie
C’est
quand même fou cette réticence, cette inertie ! se disait l’adjoint en
ressortant bredouille et pour la troisième fois d’un des fiefs de l’Élias-Tony
en question. Obscurs à tous points de vue, borgnes pour la plupart, fréquentés
par des filles et des patibulaires, tenus par des gringalets nerveux et bourrés
tout ensemble de musique bruyante et d’un pesant silence, il s’y heurtait
toujours à une extrême mauvaise volonté. On
se croirait dans une administration pour une requête expresse quand on n’a pas le
rond, se dit-il. Nul ne savait où se trouvait cet homme, personne ne
paraissait s’en soucier, on ne savait qui appeler pour le savoir, on l’avait à
peine vu, on ne le connaissait pas, au plaisir et bon vent !
Son domicile, sous discrète surveillance,
était inhabité. On l’eût volontiers visité, mais sans raison valable, sans
mandat, valait-il la peine de se présenter au concierge pour réclamer les
clés ? On tenta le coup, pensant l’impressionner, lui faire valoir des
choses… Mais leur tentative de séduction n’aboutit pas et le préposé aux
poubelles les envoya balader en déclarant : — C’est un immeuble paisible,
Messieurs, et habité par des gens honnêtes. Ne vous faites pas de bile, ce
n’est pas demain la veille que vous serez dérangés par mes locataires. — Ce mes me ferait rire, s’il ne faisait
pleurer… » ironisa Marcousi en remontant dans la voiture :
« S’il ne me faisait tordre, j’aurais pitié de lui. ». Son collègue
en uniforme ne comprit pas très bien, resta silencieux, souriant d’un air
entendu, estimant dangereux de demander une explication. C’était un jeune qui ferait
son chemin. Il savait qu’il n’est pas prudent de montrer trop de zèle, qu’on
passe vite pour un faux cul auquel personne ne confie plus rien, qu’il faut
trouver l’exacte mesure, la balance entre l’offre et la demande, le service commandé
et les relations humaines ; car si un manque de tact suffit à ruiner une
carrière (une question qui vous fait passer pour un imbécile, et c’est cuit
pour des mois, sinon pour des années), un trop grand mutisme vous fait passer
aussi pour un crétin. Quand on n’est pas du côté du manche, pas encore, il faut
se faire petit et un peu funambule, à moins de vouloir danser devant le buffet
toute sa vie ; or, gérer le trafic aux carrefours n’a jamais nourri son
homme.
Comment procéder ? S’y rendre en
force avec quelques agents pour éclater la porte et fouiller à l’improviste
restait hors de question : les journaux l’auraient appris dans l’heure et
leurs oreilles en eurent tinté. On fit appel à un serrurier sans emploi qui
leur devait une fière chandelle, et en retour quelques services. Il s’y rendit de
nuit, fureta, rendit compte : — Un logement de la plus grande
banalité dans un immeuble très quelconque », relata-t-il à son retour,
déçu. Il avait trouvé de vieux registres de comptes relatifs aux bars déclarés,
qu’il avait épluchés à la lueur d’une lampe torche, notant ceci cela dans un
carnet ; quelques revues datées d’intérêt général ; pas de bijoux,
pas d’argent, rien de précieux ; pas non plus de papiers énigmatiques
qu’on aurait eu envie de décrypter ; rien dans la poubelle hormis quelques
trognons de pomme préhistoriques, et trois tableaux sur les murs : deux
marines à hurler et un portrait d’inconnu sans intérêt et sans valeur,
accrochés dans des cadres dorés au cuivre. Pas de coffre flambant neuf exposé
aux regards pour en masquer un autre encastré dans un coin, et de la poussière
partout, à croire que l’occupant n’avait pas remis les pieds chez lui depuis un
bon moment.
Quoi d’autre ? Un réfrigérateur désert
comme la main, ne réfrigérant rien : débranché ; un buffet assez
joliment tourné, négociable sans plus, une vaisselle correcte, mais pas de quoi
penser à un déménagement, cinq chaises cannées, une grande table de bois.
« Moi, je n’en voudrais pas », fit-il un peu hâbleur, posant au
dégoûté. Et trois valises bourrées de vide entreposées dans un placard. Pas
d’arme de poing glissée sous le matelas, pas d’armes du tout, pas de cartes
postales, pas de correspondance, très peu d’objets. À peine un petit jade, fêlé,
hélas, en forme de poisson, et un bronze aguicheur posé sur la desserte de
l’entrée : nue languide se contorsionnant invraisemblablement sur une
souche protubérante et tuméfiée, on connaît ça.
Une vieille brosse à dents hérissée dans
son verre, de l’après-rasage éventé… On eut dit un décor attendant l’entrée en
scène d’un célibataire entre deux âges, inculte et esseulé, sur le point de
passer son pyjama. De quoi désespérer même un fonctionnaire veuf.
On fit un peu pression sur le visiteur,
histoire de s’assurer qu’il avait bien tout dit, rien conservé en souvenir
d’une effraction commandée, une fois n’est pas coutume, par ceux qui
professionnellement s’en alarment. Les factionnaires qui l’avaient accompagné,
attendu et recueilli assurèrent qu’il était ressorti sans rien : « On
l’a fouillé. ». Après l’avoir instruit de la discrétion indispensable,
sermonné au sujet de ses occupations passées, futures, avoir évoqué sa femme et
ses enfants, la sécurité de l’emploi, les congés payés et la promiscuité des
prisons, on le laissa filer avec un petit quelque chose. Le monte-en-l’air,
appelons les choses par leur nom, se fondit dans la foule en sortant par-derrière.
— C’est bizarre, vous ne trouvez
pas ? qu’un type avec des affaires du genre dont il s’occupe, les bars et
tout ça, n’offre rien dans la vie qui cadre avec de telles occupations. »
— Ces gens sont très normaux, souvent, c’est vrai… » remarqua l’inspecteur.
« Normaux, normaux… c’est beaucoup dire », grimaça Marcousi qui se
voyait en Justice poursuivant le Crime avec des ailes dans le dos. « Vous
n’allez pas imaginer des meurtriers partout, tout de même ! »
« Vous êtes bon, vous ! c’en est pourtant un beau, n’est-ce pas,
celui qui nous occupe ? Il faut bien le chercher quelque part si on veut
le découvrir. Pourquoi ne pas faire un appel à la radio, à la télé, en garantissant
l’anonymat ? Avec une gratification à la clé, si jamais c’est le bon. »
« Je vais vous dire pourquoi : parce que reconnaître un quidam sur
une photo qu’on vous présente, c’est une chose, mais généraliser l’appel à
témoin par tous les moyens disponibles, c’en est une différente, très
différente, surtout dans un cas comme celui-ci. Cela risque d’en produire
d’autres, voyez-vous, et nous serions submergés par les délations. Vous ne
savez pas ça, la valeur de l’exemple et le principe de contamination ? »
« Mais si ces dénonciations nous mènent quelque part et qu’on parvient à
le coffrer ? Pourquoi ne pas utiliser les moyens dont on dispose pour
parvenir à un résultat, et retirer de la circulation un type dangereux pour la
communauté ? On est là pour ça, non ? » « Pourrir toute la
bouche pour enlever une dent malade ? je ne suis pas pour, Marcousi. Voyez
sur le long terme : vous faites un appel à témoin avec une récompense, et
plein de "braves gens" vont se retrouver en train de dénoncer leurs
voisins pour des raisons qui non seulement n’auront rien à voir avec notre
problème, mais dont il leur faudra alors assumer l’ignominie. Ce qui veut dire
que ces braves gens réaliseront
qu’ils sont de purs salopards, ce qu’ils ne s’avouaient pas. Vous me
suivez ? Ce qui veut dire qu’ils le deviendront à cette occasion, et
qu’ils le resteront parce qu’ils ne pourront se pardonner (ne l’ayant avoué à
personne et ne le pouvant plus) de l’avoir été une première fois. Ce qui veut
dire qu’ils seront prêts à recommencer dès que l’opportunité se présentera, ou
qu’ils la susciteront pour améliorer leur situation, récupérer un héritage,
agrandir la maison, monter une affaire, leur nièce, ou pire. Ils se seront mis
à réfléchir au-delà des lois : ils ne seront plus seulement des imbéciles
retors, ils seront également devenus des méchants :
ils oseront faire tout ce dont ils ne se savaient pas capables jusqu’à ce que
non seulement on les y autorise, mais qu’on les y incite. Alors là, on sera
dans la merde ! pardonnez-moi l’expression. On peut prédire une surproduction
de délits dont on ne parviendra plus à se dépêtrer. Et tous étant coupables, en
plus, ils se tiendront les coudes fermement… Mutisme général, méfiance
profonde, le double jeu érigé en principe : une population de salauds sans
scrupules. Sans parler des quelques-uns qui n’avaient pas besoin de notre concours
et qui verront là l’occasion d’une gloire inespérée, et qui vont se mettre à
couper des têtes en veux-tu en voilà. Les violents dont je parlais tout à
l’heure, et ceux qui le seront devenus grâce à nos bons offices. » « Vous
êtes juif, ou quoi ? fit Marcousi en reniflant. Vous avez toujours réponse
à tout, c’est incroyable. » « Mais pas du tout ! pas du tout,
fit l’inspecteur agacé. C’est toujours délicat de se mettre à la place des
autres, mais la situation l’exige : on ne peut pas faire n’importe quoi
parce qu’il y a des conséquences. On a les mains liées. Le principal, à mon
avis, c’est d’éviter d’empirer les choses. » « Vous voyez que vous
avez réponse à tout. Quel que soit l’angle, en gros, vous avez le dernier
mot ; mais pendant ce temps j’en connais un qui rigole, moi. Enfin !
j’aimerais le connaître, moi… » « Ne soyez pas si offensif, Marcousi,
cela vous dessert et cela n’avance à rien. Il vaut mieux un qui court que cent
qui galopent derrière sans savoir que ce n’est pas pour l’attraper mais pour le
surpasser, faites-moi confiance, il y a eu des précurseurs. » « Ok,
ok, d’accord, n’en parlons plus, alors ; mais en attendant, qu’est-ce
qu’on fait ? » « On continue à fouiller sans faire de vagues. De
quoi disposons-nous ? De rien. Alors, on cherche à l’aveuglette un crabe
dans les marais, les deux mains dans la vase sans sauter dans l’eau avec de
grands cris parce que c’est peut-être ce qu’il désire : de la publicité.
Autant ne pas le satisfaire, cela le fera peut-être se découvrir. (…) Avec
le risque qu’il en rajoute, bien sûr. (…) C’est un risque. Il y a un risque,
répéta l’inspecteur en sortant son tabac. Au fait, ça vous dirait de venir
dîner avec votre épouse ? Elle peut se déplacer ? Après-demain vers
vingt heures, ça vous irait ? Ce sera très simple, n’attendez rien
d’exceptionnel. Dites-moi, est-ce qu’il y a des choses qu’elle ne mange
pas ? »